Enquête sur une mystérieuse oriflamme

29 Jun 2023
Michel Boudreau
Architecte | Chef de pratique, Ouvrages Patrimoniaux

Découvert à l’occasion de travaux de restauration au manoir Louis-Joseph Papineau, un drapeau oublié attise la curiosité. Regard sur le process qui a permis de la sortir de l’ombre.

 

Le Manoir se présente comme une grande résidence élégante construite sur un promontoire paysager et enclavée entre la forêt et la rivière des Outaouais. La valeur patrimoniale du lieu historique national du Manoir-Papineau est intimement liée à l’homme politique. Le Manoir brosse le portrait de l’avocat et seigneur à travers ses préférences en architecture, son attrait pour l’éclectisme, ses habitudes de lecture, ses connaissances en agriculture et son intérêt pour la généalogie. Louis-Joseph Papineau s’est établi dans son domaine dès 1845, puis a quitté la scène politique canadienne en 1854. 

 

En 2017, la firme STGM Architecture entreprenait pour l’agence Parcs Canada une étude complète de l’enveloppe du Manoir-Papineau sur le site du Lieu historique national, à Montebello, en vue de le restaurer.  Lors des travaux, l’équipe a remarqué, au sommet de la tour carré du bâtiment, un curieux drapeau de métal. 

 

Une trouvaille qui intrigue

Ce drapeau très particulier percé de trois étoiles, peint de la même couleur que la couverture et enfilée sur une tige métallique attire notre attention et interroge l’ensemble des architectes.  Un étrange drapeau aux formes effilées semblable à des flammes dans sous le vent. Son état est défraichi, il est rapiécé et commence à s’oxyder. Même sa tige de cuivre qui sert de pointe pour le système de parafoudre est peinte.  Un solin de plomb à la base de la tige complète cet ensemble.  En place depuis tellement longtemps, il est devenu anodin et semble avoir été oublié par les gestionnaires du site. Il faudra attendre les travaux de remplacement de la couverture à l’hiver 2020 pour que l’on commence à s’intéresser à nouveau à celui-ci.

Lors des études in situ et de l’approfondissement des connaissances sur l’enveloppe, nous avons observé que le drapeau présentait des caractéristiques particulières, soit trois étoiles découpées dans la pièce de métal et qu’il avait été rapiécées maladroitement afin de le maintenir sur sa tige de cuivre. Peint d’un gris peu éclatant, de la même couleur que la couverture, ce mystérieux étendard aux allures médiévales, installé sous la gouverne de Papineau avait assurément une signification plus profonde. 

 

Pourquoi trois étoiles au lieu d’une seule comme sur le drapeau des patriotes ? Pourquoi cette forme particulière ? Plusieurs questions, mais peu de réponses. Les archives du Manoir-Papineau sont volumineuses, il existe une quantité importante d’information que les archivistes et les historiens se sont fait un plaisir de nous partager. Et, seules des images floues en noir et blanc ont été mises à notre disposition afin que l’on puisse les observer sous toutes leurs formes, avec nos loupes, afin de détecter le moindre détail. Malheureusement, ni les archives, ni les photos nous ont permis d’expliquer la signification du drapeau, mais nous demeurions convaincus que ce drapeau n’avait pas livré tous ses secrets.

 

Faire remonter le passé

C’est au moment d’entamer les travaux sur la toiture, en septembre 2020, que les ouvriers ont remis le drapeau à notre équipe d’architectes chez STGM Architecture. En pleine pandémie, alors que la charge de travail trop importante des conservateurs de Parcs Canada ne leur permettait pas de prendre en main l’examen de l’étendard, ils nous ont confié la tâche de préciser les interventions de conservation en vue d’en assurer sa pérennité. Devant ce défi, nous avons fait appel à Raynald Bilodeau. Professionnel de l’agence Parcs Canada, maintenant retraité, M. Bilodeau s’est spécialisé, au fil de sa pratique, dans les études chromatiques ayant travaillé sur un nombre important d’édifices patrimoniaux classés avec Parcs Canada, les intérieurs du Manoir-Papineau au milieu des années 90. 

 

Dès les premiers traits du bistouri sur les éclats de peinture durcie par le temps, des teintes du drapeau des patriotes se révèlent sous la fine lame de métal. Les grattages, ici et là, précisent l’emplacement des couleurs, les formes et la volonté de l’artiste. Bien qu’on ne connaîtra jamais les raisons qui expliquent l’absence d’information sur le drapeau dans les nombreuses notes et manuscrits rédigés par Papineau, nous savons que la préservation de cette image forte reflète la volonté de l’homme politique de s’identifier aux Patriotes. Rappelons que ce drapeau, qui symbolisaient les habitants du Bas-Canada, avait été utilisé par les Patriotes de Louis-Joseph Papineau, notamment lors de l’insurrection de 1838 contre les troupes britanniques.

 

À partir de ces informations, Raynald Bilodeau a multiplié les grattages sur les deux surfaces du drapeau pour faire apparaître des informations supplémentaires qui allaient nous permettre de reproduire fidèlement le graphisme, tel que conçu à l’origine. Une fois cette représentation graphique illustrée, nous pouvions entreprendre la restauration de ce qui était maintenant confirmé être l’étendard. 

 

Redonner vie au drapeau

Lors de cette campagne de travaux, plusieurs ouvrages de restauration et de conservation des éléments en fonte et des pièces de métal forgés à la main de forge ont été confiés au forgeron et restaurateur Pierre Nadeau. Cet homme de métier aborde son travail et sa collaboration avec la même approche que notre équipe patrimoniale, soit en s’assurant de bien comprendre en amont les prémices de son travail. D’abord, il étudie le métal pour identifier l’état des composantes, comprendre les désordres et les stress imposés par le vent et les intempéries au fil du temps. Un rapport exhaustif a été rédigé par notre forgeron/restaurateur. Une seconde visite des ateliers nous a permis de comprendre l’état de conservation de chacune des pièces et les méthodes envisagées par Pierre Nadeau pour assurer la sauvegarde de l’œuvre. Ensuite, notre restaurateur a entrepris le décapage des peintures contaminées au plomb, en conformité avec les procédures environnementales. Le décapage permet de révéler davantage la qualité du métal, la façon dont il est façonné, et ces impuretés. Avec ces informations précieuses en main, le forgeron est en mesure de considérer la technique et les produits à utiliser pour restaurer les éléments métalliques et éventuellement les peindre. 

 

À la suite des analyses, on comprend qu’au fil des ans, l’étendard avait été consolidé avec des pièces de métal rivetées pour assurer le maintien du métal affaibli par la découpe des trois étoiles.  Bien que cette prothèse ait été réalisée, de façon bien grossière et sans discernement quant au respect de la démarche artistique de l’artiste, cette intervention a probablement protégé le drapeau d’une fracture et sauvegardé cet artefact au sommet de la tour carrée. Certainement que les techniques métallurgiques de nos jours permettent de consolider et restituer le drapeau dans sa forme originelle en éliminant cette béquille de fortune, mais nulle n’était les intentions des intervenants. 

 

Une fois le décapage complété, le forgeron a entrepris le traitement des métaux ainsi que la correction des imperfections du métal, puis l’élimination de la corrosion galvanique entre le cuivre de l’aiguille de la mise à terre et le fourreau du drapeau en acier galvanisé. S’appuyant sur l’étude chromatique de Raynald Bilodeau, M. Nadeau a finalement complété les recherches menant à la sélection des bonnes teintes de peintures. 

 

Retrouver sa place au sommet

 

Par une journée froide de janvier 2021, l’énigmatique drapeau rajeuni reprend sa place au sommet de la tout carré. Les ouvriers glissent le fourreau dans l’aiguille de cuivre, sans tambour ni trompette. Un geste discret, à l’image des motivations de Papineau concernant l’installation de cet étendard il y a plus de 150 ans. 

 

Par ailleurs, les interventions en restauration et conservation du patrimoine sont très souvent menées sans grand éclat. L’objectif de cette discipline étant justement d’assurer la pérennité de notre patrimoine avec tout le respect que commande cette démarche, sans égard aux individus qui la pratique. C’est la sauvegarde de la mémoire du passé, du geste, de l’objet ou de la signification de son architecture qui justement motivent les experts qui exercent. La restitution de l’étendard au sommet de la tour carrée du Manoir-Papineau s’inscrit dans une démarche inspirée d’une équipe patrimoniale dédiée à cette cause.